Bonjour à toutes et à tous,
Comme promis au début de l'été, je vous propose en cette rentrée de septembre de découvrir le premier chapitre d'un roman inédit, à paraître en décembre 2023 chez Alter Real. Pour ceux qui ont lu Cette fille-là, toute ressemblance avec des personnages rencontrés dans ce roman n'est pas du tout fortuite ! N'hésitez pas à me faire un petit retour en me donnant vos premières impressions. J'ai hâte de vous lire !
Chapitre 1 – Effet Droste
Le succès tient à peu de choses. Et rien ne permet de prédire ce que seront ces choses qui, par un agencement inédit et hasardeux, pèseront assez lourd dans la balance de la renommée pour changer votre vie.
Pour ma part, j'ai rencontré la personne idéale. Celle qui, tout en détruisant celle que j'étais, m'a fait devenir celle que je suis.
Deviens ce que tu es au pays du rock'n roll.
Voilà qui ferait un bon titre. Le titre d'un livre qui raconterait comment une oie blanche en perfecto, ébauche d'elle-même, accède au Graal, se délestant dans la bataille de toutes les chimères romantiques qui fondaient le socle de ses croyances. Une sorte d'accouchement sans péridurale d'une version améliorée de soi-même qui plairait à ce cher Nietzsche s'il n'était pas depuis longtemps six pieds sous terre, perdu dans un petit village du nom de Röcken.
Si, si, Röcken.
Tout se tient.
Mais tout pacte avec un diable – qu'il s'habille ou non en Prada – a son revers. J'aurais dû le savoir en ouvrant ma porte à celle qui m'a appris la signification concrète des mots «mensonge» et «trahison». J'aurais dû également me rappeler que la philosophie nietzschéenne commande d'accepter l'éternel retour du même, que celui qui vit doit admettre que ses choix soient sans cesse répétés. Que nous sommes, depuis la nuit des temps, la poussière d'un sablier qui s'écoule, puis se retourne et se vide à nouveau, dans un mouvement perpétuel d'auto-dévoration.
Depuis la disparition de cette fille qui m'a dépouillée de mon ancienne peau pour me faire renaître sous une nouvelle, j'éprouve pourtant un sentiment inédit. Comme si ce nuage noir que je sentais depuis toujours au-dessus de ma tête s'était brusquement fait la malle pour aller torturer une autre âme que la mienne. Comme si la roue de la Fortune avait inversé son cycle sans prévenir. Et me voilà à signer des exemplaires de mon roman chez des libraires qui ne m'auraient même pas gratifiée d'un regard apitoyé quelques mois plus tôt.
Je suis à Paris depuis trois jours. J'ai inauguré ma nouvelle vie par la Porte de Versailles. C'est là que se déroule chaque année le Salon du Livre, hall de gare de l'édition française, où les voyageurs les plus friqués se disputent les sièges des wagons de première classe, laissant la queue du train à ceux qui n'ont pas pu acheter leur ticket.
Puis voyage en taxi pour l'enregistrement d'un podcast féministe dont le titre, Vénus avait-elle du poil aux pattes ?, annonce sans ambiguïté sa volonté de dépoussiérer l'histoire de l'art occidentale. La créatrice, ancienne élève de l'école du Louvre revenue de l'élitisme et du sexisme des milieux artistiques parisiens, s'est reconnue dans mon parcours. Elle m'a contactée par téléphone pour me dire qu'elle avait adoré mon roman en général, et le chapitre «Woman on top» en particulier. Lorsque Corinne Subra, mon éditrice, a découvert la bande-annonce de l'émission diffusée quelques semaines plus tôt sur Picasso, «artiste homophobe et misogyne, manipulateur violent, ayant sublimé la culture du viol et de la pédophilie dans ses œuvres», elle était à deux doigts de l'AVC. N'étant pas Picasso, je suis pour ma part assez confiante.
J'ai enchaîné mon marathon littéraire avec Les Abbesses, à Montmartre, où j'ai débattu avec Amélie Nothomb des dérives de la métaphore dans le roman. On a bu quelques coupes de champagne et ri à gorge déployée devant un public conquis.
Je termine ma tournée par Delamain, face à la Comédie-Française et au Palais Royal, avec ses stalagmites d'ouvrages qui grimpent jusqu'au plafond. Il y a un côté balzacien dans cette caverne littéraire en plein cœur du Paris historique. Quand je pense que ce pauvre Balzac a fini dans la ruine et les dettes en nous laissant en héritage une Comédie humaine écrite au pas de charge, ça me dégoûte. Génie de l'échec et du renoncement, il avait déjà tout compris au cirque médiatique. Des soutiens, sincères comme hypocrites, des ennemis, réels ou fictifs. Ajoutez-y une polémique, et la gloire est assurée. Capitalisation de l'esprit, transformation de la littérature en marchandise, prostitution du monde éditorial... Tout est déjà dit et prédit dans Illusions perdues. Connaissant cette fatalité, je me demande pourquoi je m'acharne à vouloir vivre de ma plume. Sa douloureuse expérience des milieux où se fabriquent et se vendent livres et journaux aurait dû m'en dissuader depuis longtemps. Il faut croire que j'aime bien quand ça fait mal. A moins que je n'aie préféré me jeter dans l'écriture plutôt que dans la Seine, ou plus modestement dans le Vidourle.
Retour en train chez moi, direction librairie Goyard, institution nîmoise où Marie-Cécile et Clémentine, héritières de l'entreprise de papa, me font une haie d'honneur depuis la parution d'Effet Droste... Dire qu'elles ne voulaient même pas prendre cinq exemplaires de mon précédent livre en dépôt... Je ne suis pas sûre de m'habituer à un changement aussi radical. Depuis que mes ventes suivent une courbe ascendante, je n'ai jamais été autant sollicitée.
Un jeune employé maigre et gauche est en train de disposer des exemplaires de mon roman en plusieurs rosaces sur une table rectangulaire. Je vous en mets combien ?, hasarde-t-il d'une voix fluette. À cette question d'épicier, j'ai très envie de répondre «Quatre ou cinq douzaines rangées en pyramide, et trois pliés et coupés en forme de cœur pour la décoration de la table», mais je suis trop épuisée pour taquiner le stagiaire à tendance acnéique.
Je m'assois donc, à peine absente, et les deux sœurs siamoises, maîtresses de cérémonie auto-désignées, font entrer la meute.
Nîmes n'a jamais été la ville la plus ouverte aux nouvelles plumes. Ça se saurait. En dehors des bouquins sur la tauromachie, Les Arènes ou la Maison Carrée. C'est à peu près la seule littérature qui marche ici. Des œuvres qui célèbrent l'histoire et le patrimoine de la ville romaine. A côté de cette production régionaliste parade une sous-littérature d'aficionados, où les mêmes figures inoxydables phagocytent depuis des décennies le paysage nîmois, laissant les auteurs inconnus et laborieux dans le placard aux reliques étouffées dans l'œuf. Aucune entraide, aucun geste, même infime, des gros caïds du verbe vers les petits trafiquants de mots.
Rien à voir avec le talent d'un auteur et la qualité de ses textes. Sans avoir un réseau de relations utiles, sans être adoubé par la monarchie éditoriale et littéraire parce que vous êtes une «personnalité» ou que vous en connaissez une, vous n'êtes rien. Vous n'intéressez personne. Les gros éditeurs ne lisent plus les manuscrits. Ils n'ont plus de temps pour ça. Ils les rangent dans un tiroir pendant les deux ou trois mois réglementaires, puis vous envoient une lettre de refus type avant de rendre votre enfant de papier à la forêt de résineux dont il est issu.
«Ashes to ashes...».
Si vous leur demandez pourquoi il ne font plus le travail pour lequel on les paie, ils vous répondront sans doute que les gens écrivent trop et ne lisent plus assez.
Par un miracle incompréhensible, mon roman a été repéré par l'une des plus grosses maisons d'édition françaises. Grasset. Celle qui publie, entre autres, Virginie Despentes. Je ne comprends toujours pas comment c'est arrivé. Un accident. Une anomalie. Un bug dans la matrice. En quelques mois à peine, Effet Droste a été propulsé au rang de «pépite incontournable» (dixit Les Inrockuptibles) et moi à celui de «nouvelle romancière prometteuse» (dixit Télérama). Qualificatifs aussi flatteurs qu'ils sont éculés. Et surtout, dangereux.
Parfois, j'ai l'impression que je suis en train de rêver ce qui m'arrive. Que je vais bientôt me réveiller, les membres entravés par une camisole de force, entre les quatre murs blancs d'un hôpital psychiatrique, racontant une histoire à laquelle personne ne croit. Difficile d'envisager ce qui m'arrive autrement qu'en imaginant le pire. Chez moi, cette manie est devenue un art à part entière. Mais peut-être est-ce une déformation propre à tous les écrivains. Si ce succès inattendu est un rêve éveillé, son scénario est bien ficelé, et ses détails soignés au point de le rendre très crédible.
Les clients entrent dans la librairie et se bousculent pour prendre de l'avance dans la file qui s'est rapidement formée jusqu'à ma table, tout en tentant vainement de conserver un semblant de civilité. Je souris, échange quelques mots avec chacun, mais l'agitation et le bruit continuels sont peu propices à la naissance d'une vraie conversation. Mes sourires, généreux et sincères au début, se figent en une grimace de plus en plus caricaturale. Je ne pensais pas qu'un sourire pouvait demander le moindre effort. Mais essayez de le conserver pendant trois heures et vous verrez... La librairie est maintenant envahie d'une marée humaine dont les ondulations me donnent le tournis. Certains campent dans la file pour décrocher leur signature quels que soient les sacrifices exigés, bousculades, pieds écrasés, et autres relents d'aisselles. D'autres, moins impliqués, déambulent entre les rayonnages à la recherche du dernier Franck Thilliez ou d'un bouquin de développement personnel. Alors que mon regard balaie machinalement la foule entre deux travaux de rédaction, il est capté par un chatoiement inattendu. Comme un éclair d'obscurité venant fendre une lumière aveuglante. Un foulard de soie imprimée laisse échapper quelques mèches à la nuance ardente. Et une paire de lunettes de soleil cache des yeux dont je devine le bleu turquoise. C'est elle. En partie immergée dans les remous de cette mer de corps gesticulants.
Je sais que c'est elle. Je ne peux pas me tromper là-dessus.
Sans réfléchir, je me lève, contourne la table, renverse dans ma précipitation l'une des rosaces de livres, et me fraie un chemin parmi la foule pour rejoindre l'éclat fugace de celle par qui le pire et le meilleur se sont produits dans mon existence. Il est possible, probable, que je bredouille quelques excuses aux deux libraires et aux gens qui trépignent d'impatience devant une table et une chaise tout à coup désertées. Je ne m'en souviens pas. Mon attention est focalisée sur elle, et sur la nécessité de la rattraper avant qu'elle ne s'échappe encore. Je l'aperçois de nouveau, de dos, toujours à moitié cachée par des piles de livres ou des clients. Elle est sur le point de franchir le tourniquet de la boutique. Je suis stoppée quelques instants par un petit garçon qui déboule dans mes jambes, criant «maman» entre deux hoquets larmoyants. Lorsque sa mère apparaît et saisit sa progéniture par la main, je me jette sur le tourniquet et le passe à mon tour. Une fois dehors, je scrute chaque côté du boulevard Victor Hugo, espérant la reconnaître parmi les passants. Mais elle s'est déjà volatilisée.
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