Lisez ce premier chapitre, et donnez-moi vos premières impressions. Je suis impatiente de connaître votre avis.
Amitiés,
Virginie
I
JUIN 2019
ARLES – QUIBERON
Le soir de son départ vers l'île, Sibylle vérifie à huit reprises la fermeture des trois verrous qui condamnent l'entrée de sa maison. Ne pas dépasser le chiffre dix. Et ne pas tenir compte des cinq fois où elle rouvre la porte, prétextant la fermeture du gaz, un oubli supposé ou un meuble à déplacer à la dernière minute. Si on les comptabilise, le chiffre obtenu entrera dans le royaume des dizaines et il faudra tout recommencer depuis le début.
Ensuite, laver avec soin l'habitacle et la carrosserie de la voiture. Le trajet, à faire de nuit pour éviter les pics de circulation, annulera les effets de ce nettoyage intensif dès les premiers kilomètres. Sibylle le sait. Mais c'est plus fort qu'elle. C'est à cause des départs. Les départs lui font toujours l'effet d'un saut dans le vide la tête en bas, ses pieds attachés à une vieille corde élimée.
Enfin, ne pas oublier de recompter plusieurs fois les bagages. Veiller à la symétrie de l'ensemble. Ressortir plusieurs fois si besoin les sacs suspects et y vérifier scrupuleusement qu'aucun des objets vitaux ne manque à l'appel.
Les livres, c'est le plus important. Sibylle les ressort un à un d'une vieille besace en cuir. Un recueil de poèmes de Sylvia Plath, Ariel, qui l'accompagne dans ses voyages, et qu'elle promène en tout lieu dans son sac à main, avec ses carnets de notes. C'est comme un talisman. Elle en relit sans cesse les poèmes, et connaît par cœur Lady Lazarus. Un essai de Roger Caillois. Des œuvres de Poe et Lovecraft dans des éditions rares. Sans oublier Marelle, jeu de piste énigmatique dont Sibylle sait qu'elle n'épuisera jamais tous les sens. Des œuvres qu'elle emporte partout comme de précieux compagnons de route et qui dialoguent avec elle bien mieux que ne le feraient des êtres de chair et de sang.
Belle-île-en-Mer... Sibylle ne garde de cette île que la musicalité d'un nom enchanteur et les bribes d'un espace-temps enseveli dans les profondeurs de son esprit, mais les émotions liées aux photos racornies de son séjour en classe de mer ont la texture d'un baume. Alors qu'elle roule depuis quelques heures, elle voit le chapeau de paille de son professeur de sciences s'agiter le long des sentiers botaniques comme lorsqu'elle avait dix ans, elle sent le soleil qui chauffe la peau de ses épaules alors que la pluie tombe à grosses gouttes sur son pare-brise, elle se souvient encore, comme si l'ouverture d'une faille la replongeait dans ce passé révolu, du parfum de miel et de citron de la boîte à biscuits qui trônait sur le chevet de sa camarade de chambre, corne d'abondance à laquelle il était impossible de résister. Puis c'est l'océan qui surgit tout à coup devant ses yeux. Immensité brute et miroitante dont elle ne sortait, enfant, que lorsque elle avait le bout des doigts et des orteils fripés comme ceux d'une centenaire.
Lorsque Sibylle a évoqué cette destination devant sa psychiatre, cette dernière y a semblé favorable : les eaux turquoise, les plages de sable fin, le charme intemporel et sauvage de cette terre de beauté... Quoi de plus efficace pour contribuer à sa guérison ?
Sibylle n'a pu refréner un froncement de sourcil le jour où sa thérapeute a prononcé devant elle ce mot, « guérison », tranchant comme la lame aiguisée d'un scalpel. Elle ne se sent pas malade. Fragilisée, peut-être. Désorientée, déstabilisée. Mais pas malade.
Bien avant le passage à vide qui a motivé ce voyage en terre insulaire, elle a tenté de mettre des mots sur ce qui clochait chez elle. Mais aucun n'est apte à fixer les contours ondoyants de cette anomalie.
Ses angoisses incontrôlables, ses phobies irrationnelles, ses réveils nocturnes, les sons fantômes qu'elle croit entendre alors qu'ils n'existent que dans sa tête, sa manie du rangement, de la propreté et de l'ordre, sa reproduction mystique des mêmes gestes rassurants, cette volonté de gommer chaque aspérité de son existence, d'atteindre coûte que coûte cette foutue perfection qui n'est qu'un autre mot pour désigner la mort ou le vide, tout cela, aucun terme n'a le pouvoir de le nommer, de le cerner, de le décrire avec justesse.
Ce mal, elle essaie de lui tordre le cou par tous les moyens. Quelques longueurs dans une piscine ou dans la Méditerranée peuvent suffire à l'apaiser. Les mouvements de ses bras et de ses jambes dans une eau chlorée ou salée ont sur elle cet effet libérateur. Elle aime se sentir flotter sur une étendue liquide, détachée de tout lien. Mais dans les périodes où le blizzard du monde l'empêche d'avancer, celles où elle est clouée sur son lit comme si on l'y avait sanglée de force, sans désir ni espoir de s'en sortir seule, cette discipline régulière ne suffit plus à la protéger de la nuit polaire qu'elle a dans le cœur.
Partir a toujours été la solution.
Fuir est un art, comme tout le reste.
Et Sibylle maîtrise cet art à la perfection.
Comme elle a pu s'en assurer dans Le Routard, Le Guide Vert, Le Petit Futé, et tous les autres vade-mecum du touriste averti tombés entre ses mains avant son départ, le port de la presqu'île de Quiberon est accessible en voiture. Information qui semblerait parfaitement inutile au commun des mortels, mais qui donne à Sibylle la sensation qu'elle sait où elle va. Elle arrive au port au petit matin, après une dizaine d'heures de route. Elle ne s'est accordé que deux ou trois pauses pour admirer les criques, récifs, grottes et arches façonnés par l'érosion et surgissant à marée basse le long de la Côte Sauvage. Éviter les distractions avant d'arriver à destination. Sibylle sait qu'elle pourrait se perdre dans cette contemplation si elle devait s'éterniser, qu'elle la détournerait de son but.
L'action permet de ne pas y céder.
Penser à ne jamais baisser sa garde.
A ne pas trop se détendre.
Bonjour Virginie, je trouve personnellement que ce premier chapitre intrigue déjà le lecteur et l'on a envie d'en savoir un peu plus le personnage de Sibylle qui semble fragile et déterminée à la fois. J'espère donc pouvoir un jour lire ce roman dans sa totalité quand il sera édité, car il le sera forcément un jour. Amitiés, Brigitte.