Le mois dernier, je vous avais promis de vous faire partager les classiques qui m'ont influencée depuis mes premières tentatives d'écriture jusqu'aux plus récentes. Des œuvres qualifiées de "classiques", j'en ai croisées souvent dans ma vie de lectrice et dans ma carrière de professeur. Mais toutes n'ont pas eu le même impact sur ma vision du monde et de la création. Je crois que pour nous tous, il y des chocs littéraires, des découvertes qui ouvrent des perspectives insoupçonnées, des livres qui nous bouleversent et changent ce que nous sommes.
J'étais donc décidée, devant mon petit écran d'ordinateur, à sélectionner pour vous les cinq livres qui sont pour moi les plus importants. En commençant à les noter et en voyant ma liste s'étendre démesurément, j'ai réalisé la difficulté de la tâche ! Choisir cinq livres, cela signifie en écarter tant d'autres, peut-être tout aussi formateurs. Mais bon, c'est le jeu, ma pauvre Lucette... Je m'y colle donc, avec plaisir et détermination, oubliant volontairement les cadavres géniaux que je vais devoir laisser sur le bord de ce chemin sinueux (mais que je citerai quand même à la fin pour ne pas qu'ils viennent me hanter dans mes cauchemars).
Si je me retrouvais sur une île déserte et que je n'avais droit qu'à un seul livre, j'emporterais L'étranger d'Albert Camus. Parce que j'admire toutes les facettes de l'homme qui l'a écrit, parce que ce livre m'a fait réfléchir longtemps, et me fait toujours réfléchir sur les questions de l'identité et de la culpabilité, et parce que le narrateur et protagoniste de ce récit est aussi glaçant que fascinant. Arriver à emporter l'adhésion du lecteur en mettant en scène un personnage en apparence aussi banal, aussi antipathique, relève à mon sens du tour de force. J'ajouterais que c'est un livre qui garde pour moi une part de mystère, en particulier sur les raisons qui peuvent nous pousser à agir, et sur celles qui inaugurent en nous un changement.
"Je crois que j'ai dormi parce que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu'à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. À ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m'était à jamais indifférent. Pour la première fois depuis bien longtemps, j'ai pensé à maman. Il m'a semblé que je comprenais pourquoi à la fin d'une vie elle avait joué à recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s'éteignaient, le soir était comme une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s'y sentir libérée et prête à tout revivre. Personne, personne n'avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m'avait purgé du mal, vidé d'espoir, devant cette nuit chargée de signes et d'étoiles, je m'ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l'éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j'ai senti que j'avais été heureux, et que je l'étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu'il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu'ils m'accueillent avec des cris de haine."
Le livre qui m'a donné le goût de la lecture, et qui a sans doute très nettement orienté tout ce que j'ai aimé lire après lui. La poésie loufoque, l'humour noir, les jeux sur la langue, l'histoire d'amour sublime, tragique, mais jamais mièvre... Tout ce que j'aime lire aujourd'hui était contenu dans ce roman. Après cette découverte d'adolescence, j'ai dévoré tout ce que Boris Vian avait écrit, y compris ses romans noirs américains (avec une préférence pour J'irai cracher sur vos tombes). La drôlerie transgressive de ses textes et l'étrangeté de son inspiration m'ont toujours émue. Et j'aime par-dessus tout la capacité qu'avait cet auteur à ne jamais se prendre au sérieux, à donner l'impression de tout faire en dilettante. Ce plaisir de l'écriture comme un jeu m'a toujours plu et m'a donné envie d'écrire à mon tour.
"Devant l'église, on s'arrêta, et la boîte noire resta là pendant qu'ils entraient pour la cérémonie. Le Religieux, l'air renfrogné, leur tournait le dos et commençait à s'agiter sans conviction. Colin restait debout devant l'autel.
Il leva les yeux : devant lui, accroché à la paroi, il y avait Jésus sur sa croix. Il avait l'air de s'ennuyer et Colin lui demanda:
- Pourquoi est-ce que Chloé est morte?
- Je n'ai aucune responsabilité là-dedans, dit Jésus. Si nous parlions d'autre chose...
- Qui est-ce que cela regarde? demanda Colin.
Ils s'entretenaient à voix très basse et les autres n'entendaient pas leur conversation.
- Ce n'est pas nous, en tout cas, dit Jésus.
- Je vous avais invité à mon mariage, dit Colin.
- C'était réussi, dit Jésus, je me suis bien amusé. Pourquoi n'avez-vous pas donné plus d'argent, cette fois-ci?
- Je n'en ai plus, dit Colin, et puis, ce n'est plus mon mariage, cette fois-ci.
- Oui, dit Jésus.
Il paraissait gêné.
- C'est très différent, dit Colin. Cette fois, Chloé est morte... Je n'aime pas l'idée de cette boîte noire.
- Mmmmmmm... dit Jésus.
Il regardait ailleurs et semblait s'ennuyer. Le Religieux tournait une crécelle en hurlant des vers latins.
- Pourquoi l'avez-vous fait mourir? demanda Colin.
- Oh!... dit Jésus; N'insistez pas.
Il chercha une position plus commode sur ses clous.
- Elle était si douce, dit Colin. Jamais elle n'a fait le mal, ni en pensée, ni en action.
- Ça n'a aucun rapport avec la religion, marmonna Jésus en bâillant.
Il secoua un peu la tête pour changer l'inclination de sa couronne d'épines.
- Je ne vois pas ce que nous avons fait, dit Colin. Nous ne méritions pas cela.
Il baissa les yeux. Jésus ne répondit pas. Colin releva la tête. La poitrine de Jésus se soulevait doucement et régulièrement. Ses traits respiraient le calme. Ses yeux s'étaient fermés et Colin entendit sortir de ses narines un léger ronronnement de satisfaction, comme un chat repu.
A ce moment, le Religieux sautait d'un pied sur l'autre et soufflait dans un tube, et la cérémonie était finie.
Baudelaire, lecture imposée en classe de Première par un professeur génial et un peu fantasque, fusion de Jean-Paul Sartre et d'Antoine Blondin, écrivain de talent durant ses loisirs... Impossible de rendre compte de l'inquiétante étrangeté que constitua pour moi la découverte de ces "fleurs maladives". Le romantisme noir, la sensualité vorace, la volonté de s'élever vers un idéal platonicien où le Beau serait aussi le Bien, la chute dans le Spleen et dans des visions cauchemardesques... Le trouble dans lequel m'a plongée cette lecture a persisté longtemps, bien longtemps après mes années de lycée. Mes premières tentatives d'écriture poétique remontent à cette période, avec leur lots de goules, spectres et autres vampires ;) J'y ai compris qu'Éros n'était jamais très loin de Thanatos, que l'amour pouvait être une chose aussi belle que terrible. Cette idée fut très séduisante pour l'adolescente que j'étais alors. Le caractère alchimique de cette poésie qui entendait faire de l'or avec de la boue, et qui ouvrit la voie à bon nombre d'expérimentations plus audacieuses après elle (de Rimbaud jusqu'aux surréalistes) exerce sur moi une influence toujours aussi forte aujourd'hui.
La femme cependant, de sa bouche de fraise, En se tordant ainsi qu'un serpent sur la braise, Et pétrissant ses seins sur le fer de son busc, Laissait couler ces mots tout imprégnés de musc : "Moi, j'ai la lèvre humide, et je sais la science De perdre au fond d'un lit l'antique conscience. Je sèche tous les pleurs sur mes seins triomphants, Et fais rire les vieux du rire des enfants. Je remplace, pour qui me voit nue et sans voiles, La lune, le soleil, le ciel et les étoiles ! Je suis, mon cher savant, si docte aux Voluptés, Lorsque j'étouffe un homme en mes bras redoutés, Ou lorsque j'abandonne aux morsures mon buste, Timide et libertine, et fragile et robuste, Que sur ces matelas qui se pâment d'émoi, Les anges impuissants se damneraient pour moi !" Quand elle eut de mes os sucé toute la moelle, Et que languissamment je me tournai vers elle Pour lui rendre un baiser d'amour, je ne vis plus Qu'une outre aux flancs gluants, toute pleine de pus ! Je fermai les deux yeux, dans ma froide épouvante, Et quand je les rouvris à la clarté vivante, A mes côtés, au lieu du mannequin puissant Qui semblait avoir fait provision de sang, Tremblaient confusément des débris de squelette, Qui d'eux-mêmes rendaient le cri d'une girouette Ou d'une enseigne, au bout d'une tringle de fer, Que balance le vent pendant les nuits d'hiver."
"Les métamorphoses du vampire", Les Fleurs du Mal
Roman trouvé par hasard dans la bibliothèque de mes parents. Et le hasard faisant bien les choses dans ce cas précis, roman fondateur dans la construction de mes goûts littéraires. Formidable récit d'anticipation, histoire d'amour triangulaire (tiens, tiens...) sublime et tragique digne des plus grands mythes littéraires, précision scientifique, aventure, suspense haletant, lyrisme poétique. Je n'ai jamais osé relire ce livre plus tard tant j'avais peur d'écorner l'image parfaite que j'en ai conservée.
"Ma bien-aimée, mon abandonnée, ma perdue, je t'ai laissée là-bas au fond du monde, j'ai regagné ma chambre d'homme de la ville avec ses meubles familiers sur lesquels j'ai si souvent posé mes mains qui les aimaient, avec ses livres qui m'ont nourri, avec son vieux lit de merisier où a dormi mon enfance et où, cette nuit, j'ai cherché en vain le sommeil. Et tout ce décor qui m'a vu grandir, pousser, devenir moi, me paraît aujourd'hui étranger, impossible. Ce monde qui n'est pas le tien est devenu un monde faux, dans lequel ma place n'a jamais existé.
C'est mon pays pourtant, je l'ai connu...
Il va falloir le reconnaître, réapprendre à y respirer, à y faire mon travail d'homme au milieu des hommes. En serai-je capable ?
Je suis arrivé hier soir par le jet australien. À l'aérogare de Paris-Nord, une meute de journalistes m'attendaient, avec leurs micros, leurs caméras, leurs questions innombrables. Que pouvais-je répondre ?
Ils te connaissaient tous, ils avaient tous vu sur leurs écrans la couleur de tes yeux, l'incroyable distance de ton regard, les formes bouleversantes de ton visage et de ton corps. Même ceux qui ne t'avaient vue qu'une fois n'avaient pu l'oublier. Je les sentais, derrière les réflexes de leur curiosité professionnelle, secrètement émus, déchirés, blessés... Mais peut-être était-ce ma propre peine que je projetais sur leurs visages, ma propre blessure qui saignait quand ils prononçaient ton nom..."
Roman épistolaire découvert plus tardivement, pendant mes études universitaires. Relu à de nombreuses reprises depuis. Comment avais-je pu me passer de ce texte durant tout ce temps ? Le libertinage est au cœur de cette intrigue dont aucun personnage ne sort indemne. Deux libertins, le Vicomte de Valmont et la Marquise de Merteuil, concluent un pacte de séduction et de manipulation dont ils pensent maîtriser parfaitement les tenants et les aboutissants. Mais ce pacte fera leur perte. Le style est époustouflant, les rapports humains subtils et cruels, et les éclairages sur l'intrigue multiples grâce à la polyphonie des lettres. Valmont est un "roué" comme on en trouve tant dans l'aristocratie de l'époque. Occupé à parfaire sa réputation, il séduit les femmes et sacrifie leur vertu, prétendant ne pas croire en l'amour qui lui sera pourtant fatal. Merteuil, admirable et détestable à la fois, est un monstre de cynisme et de féminisme avant l'heure, ambiguë à souhait. Les joutes verbales de ces deux personnages sont un régal d'humour et de perfidie.
"La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont
Si je n’ai pas répondu, Vicomte, à votre lettre du 19, ce n’est pas que je n’en aie eu le temps ; c’est tout simplement qu’elle m’a donné de l’humeur, et que je ne lui ai pas trouvé le sens commun. J’avais donc cru n’avoir rien de mieux à faire que de la laisser dans l’oubli ; mais puisque vous y revenez, que vous paraissez tenir aux idées qu’elle contient, et que vous prenez mon silence pour un consentement, il faut vous dire clairement mon avis.
J’ai pu avoir quelquefois la prétention de remplacer à moi seule tout un sérail ; mais il ne m’a jamais convenu d’en faire partie. Je croyais que vous saviez cela. Au moins, à présent, que vous ne pouvez plus l’ignorer, vous jugerez facilement combien votre proposition a dû me paraître ridicule. Qui, moi, je sacrifierais un goût, et encore un goût nouveau, pour m’occuper de vous ! Et pour m’en occuper comment ? en attendant à mon tour, et en esclave soumise, les sublimes faveurs de votre Hautesse. Quand, par exemple, vous voudrez vous distraire un moment de ce charme inconnu que l’adorable, la céleste Mme de Tourvel vous a fait seule éprouver, ou quand vous craindrez de compromettre, auprès de l’attachante Cécile, l’idée supérieure que vous êtes bien aise qu’elle conserve de vous : alors descendant jusqu’à moi, vous viendrez y chercher des plaisirs, moins vifs à la vérité, mais sans conséquence ; et vos précieuses bontés, quoique un peu rares, suffiront de reste à mon bonheur.
Certes, vous êtes riche en bonne opinion de vous-même : mais apparemment je ne le suis pas en modestie ; car j’ai beau me regarder, je ne peux pas me trouver déchue jusque-là. C’est peut-être un tort que j’ai, mais je vous préviens que j’en ai beaucoup d’autres encore."
Sans oublier Crime et châtiment de Dostoïevski, La Nausée de Sartre, Hamlet et Timon d'Athènes de Shakespeare, La Peau de Chagrin de Balzac, La cantatrice chauve d'Eugène Ionesco, Dracula de Bram Stoker, La Chute de la Maison Usher d'Edgar Allan Poe, Je suis d'ailleurs de Lovecraft, En attendant Godot de Beckett, Sanctuaire de William Faulkner, Ariel de Sylvia Plath, Frankenstein de Mary Shelley, Le Maître et Marguerite de Mikhaël Boulgakov, Marelle et les nouvelles de Julio Cortázar, Une chambre à soi de Virginia Woolf, Nadja d'André Breton, Le festin nu de William Burroughs, A Rebours de Huysmans, Le Horla de Maupassant, Éloges de Saint-John Perse, Aurélia de Gérard de Nerval, Le Tambour de Günter Grass, Un balcon en forêt de Julien Gracq, Le Ravissement de Lol V. Stein de Marguerite Duras, Dom Juan de Molière, Le Parti pris des choses de Francis Ponge, Stèles de Victor Segalen, Le Dictionnaire Philosophique de Voltaire, La pitié dangereuse de Stefan Zweig... (cinq livres, c'était un peu juste).
Et vous, quel grand classique de la littérature a marqué votre vie ? Répondez-moi dans les commentaires ;)
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