Bonjour à toutes et à tous,
Aujourd'hui, je vous invite à lire une nouvelle que j'ai rédigée il y a quelques années lors de l'appel à textes d'une maison d'édition associative nommée Les Deux Crânes. Je le précise afin que personne ne croie que le contenu de cette nouvelle est le seul reflet de mes obsessions ;)
Bonne lecture !
NB : Je reviendrai en septembre pour vous faire découvrir les premières pages d'un roman qui sortira en décembre 2023 chez Alter Real, avec qui je viens de signer un nouveau contrat d'édition.
Échec et mat
De Virginie Gossart
Il aimait tant coiffer ses interminables cheveux blonds. Elle était sa Lorelei, diaphane créature du Nord. Il prenait chaque mèche dans ses mains, soupesant, lissant, entortillant son trésor entre ses doigts fous de vénération. Chaque soir, le rituel était le même : avec une grosse brosse ronde ornée d'un camée, il démêlait les nœuds de ce soyeux labyrinthe avant de l'emprisonner dans une épaisse tresse de feu.
Si belle. Ses yeux clos et son sourire apaisé pouvaient donner l'impression vague qu'elle était plongée dans un profond sommeil. Il n'en était pourtant rien. Il connaissait par cœur les ruses de sa sorcière blonde. Mais il ne pouvait détacher les yeux de ce sourire enfantin qui était une porte ouverte, une invitation à des jeux moins innocents.
Il l'avait tant désirée avant de l'avoir enfin pour lui seul. Des années de solitude, dans l'ombre de ses pas, de ses nuits, attendant qu'elle comprenne enfin qu'il n'y avait pas d'autre issue pour eux que d'être ensemble. Il aurait pu l'attendre encore des années. Il était capable d'une infinie patience lorsque le jeu en valait la peine. Pour la conquérir, il avait usé de toutes les stratégies, comme aux échecs. L'essentiel étant de parvenir à mater le roi adverse, quels que soient les moyens mis en œuvre.
Il était venu au monde avec une anomalie physique extrêmement rare : son cerveau était doté de trois hémisphères. Bien des spécialistes, depuis sa naissance, s'étaient penché sur son cas. La première partie de sa vie n'avait d'ailleurs été qu'une longue suite de consultations médicales, de scanners et d'IRM, d'opérations plus ou moins catastrophiques visant à réparer ce que tout le monde considérait comme une erreur de la nature. Les cicatrices qui balafraient son crâne étaient les vestiges de ces tentatives infructueuses, désormais recouvertes d'une forêt de cheveux bruns et drus. Les plus grands neurologues eux-mêmes n'étaient pas parvenus à comprendre comment ce cerveau dissymétrique fonctionnait, comment il pouvait commander à son corps, à sa mémoire, à ses sensations et émotions. Rien ni personne n'était venu à bout de ce mystère. Mais aujourd'hui, il était heureux qu'aucun savant n'ait jamais pu résoudre cette énigme ni lui ôter cette troisième région cérébrale. Car pour obtenir une femme comme elle, trois hémisphères n'avaient pas été de trop.
Il fut brusquement tiré de sa rêverie par ce qu'il prit pour un râle léger ou le bruit d'une respiration annonçant l'éveil de sa Lorelei. Ne voulant surtout pas la tirer de ce sommeil si dense, il remit la tresse en place, rajusta quelques mèches rebelles et lissa la robe de mousseline claire dont elle était vêtue. Puis il sortit le plus silencieusement possible de la pièce où elle reposait.
Ses tâches du soir étaient loin d'être terminées. Il lui fallait maintenant rendre visite à l'autre partie de son âme, son second hémisphère. Il ouvrit une nouvelle porte. Elle semblait n'avoir pas bougé depuis qu'il l'avait quittée la veille : entièrement nue, et comme portée par une mer de lourds cheveux déliés, endormie dans une posture alanguie et offerte, sa peau noire luisant comme le plus sombre et le plus incandescent des joyaux. Il ne pouvait résister à son odeur : opium, musc, huile de coco. Une odeur indescriptible, qui aiguisait tous ses sens et venait fendre en deux cette petite chambre mansardée pour les emporter vers un ailleurs débordant de promesses. Aussi sensuelle et terrienne que sa Lorelei était pure et céleste... Elle était sa Vénus noire. Il s'approcha pour mieux sentir le parfum de ce brasier d'onyx. Il se félicitait souvent de l'habileté avec laquelle il avait réussi à raviver, à figer dans l'éternité la carnation et le toucher de la peau, l'élasticité et la brillance des cheveux, l'expression singulière du sourire. Il avait étudié avec ardeur les différentes étapes du processus minutieux de l'embaumement. A force de travail et d'acharnement, il avait fini par maîtriser à la perfection ces techniques ancestrales. Il avait même été bien plus loin que ses lointains aïeux, parvenant à reproduire l'illusion de la vie dans les visages et dans les corps. Il avait ainsi fait de sa vie une œuvre et ces deux femmes dissemblables et complémentaires en étaient les trophées.
Si son crâne n'avait pas abrité un cerveau trifide, ces deux beautés auraient pu suffire à sa collection et à son bonheur. Mais il n'était pas un homme comme les autres. Une troisième femme devait combler ses aspirations. Il avait déjà repéré sa proie. Une jeune comédienne qu'il avait découverte lors d'une représentation théâtrale. Sa peau était recouverte de taches de rousseur qui, par leur nombre, leur taille et leur disposition, faisaient de cette femme un modèle absolument unique. Il fallait à tout prix qu'il la possède. Il réussit un soir à pénétrer dans sa loge en se faisant passer pour un admirateur de longue date. Il la complimenta sur sa beauté, sur la profondeur de son jeu, et fut presque surpris de ne pas avoir à en faire davantage pour qu'elle l'invite à prendre un verre chez elle. Il n'était pas habitué à ce que la tâche soit si simple. Dans l'euphorie de celui qui s'apprête à toucher au but ultime, il pénétra dans l'intimité de la piquante rouquine. Les murs de son salon étaient entièrement tapissés de poupées de bois peintes avec la plus grande finesse. Elles étaient d'une taille conséquente et très différentes les unes des autres, comme si l'on avait tenté d'y reproduire toute la diversité humaine : variété des couleurs de peau, de cheveux, d'yeux ; costumes très réalistes, marquant des différences sociales et des goûts vestimentaires multiples. Il était très impressionné. Elle n'était pas seulement une bonne actrice, mais aussi une grande observatrice très douée de ses mains. Le collectionneur qu'il était ne pouvait qu'être charmé par de telles ressources artistiques. Elle rit de l'intérêt qu'il semblait porter à ses créations et lui servit un verre de vin. Alors qu'il en buvait les premières gorgées, son regard fut irrésistiblement attiré par deux poupées qui se faisaient face. Sa Lorelei ! Sa Vénus noire ! Les deux reproductions étaient d'une fidélité confondante. Comment la belle rousse avait-elle pu...
― Elles te plaisent ? le coupa-t-elle alors qu'il se perdait dans de sinueuses réflexions. Moi, ce sont mes préférées.
Il était comme pétrifié par le doute. Elle ne pouvait avoir créé des effigies si ressemblantes sans avoir connu les deux modèles. Quelle coïncidence prodigieuse ! C'est alors qu'il aperçut sur la table du salon une poupée inachevée. Il s'approcha jusqu'à dominer de son regard le mannequin couché : le visage n'en était pas encore peint et le corps – assurément celui d'un homme – ne portait aucun vêtement. Le crâne et l'abdomen étaient ouverts en deux, et contenaient ce qui semblait être de véritables organes : cerveau, poumons, foie, estomac... Il toucha le cerveau, curieux de savoir quelle matière la jeune comédienne avait utilisée pour obtenir un rendu si parfait.
― C'est un vrai. Mes talents sont nombreux, mais ils ont leurs limites... J'ai dû prendre celui d'un nouveau-né. Cette poupée est trop petite, les autres ne rentraient pas à l'intérieur du crâne.
Il voulait répondre, mais il n'y parvint pas. Sa langue était pâteuse. Il sentit un goût âcre lui emplir la bouche. Pour la dernière fois, son cerveau dégénéré lui permit de mesurer toute l'ironie de sa situation. Il s'effondra au sol au moment où elle lui montrait Lorelei et Vénus noire. Il ne pouvait plus bouger ni parler, mais il pouvait encore l'entendre.
― Avec ces deux-là, ça n'a pas été simple. J'ai dû fouiller tes poubelles pour trouver ce dont j'avais besoin. Les organes n'étaient pas tous en très bon état. Mais je te pardonne, puisque tu es venu jusqu'à moi. Qu'est-ce que tu as pu me faire rire avec tes filatures de détective amateur ! Tu as beau avoir trois hémisphères, tu n'es pas aussi malin que tu le crois. Mais tu es une pièce unique, je dois le reconnaître. Tu peux être tranquille... Grâce à mes mains expertes, tu vas devenir un chef d’œuvre...
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