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Découvrez un chapitre inédit de mon prochain roman !


Bonjour à toutes et à tous !


Comme promis, je vous offre en bonus un chapitre inédit de mon roman en cours d'écriture, qui se passe en partie à Belle-Île-en-Mer.




PRÉLUDE


Cette fille était très étrange. Depuis qu’elle était montée dans le bus et qu’elle avait choisi la place à côté de la sienne, il n’avait pas pu voir à quoi elle ressemblait. Elle se cachait derrière un lourd rideau de cheveux noirs. Seuls émergeaient de cette rivière sinueuse et sombre les écouteurs blancs d’un casque. Elle se tenait prostrée sur son siège, recroquevillée comme un embryon dans sa bulle intra-utérine. Disparaître, se dissoudre, et ne plus exister : telles semblaient être ses intentions secrètes. Elle portait un jean aussi noir que ses cheveux et un pull à capuche assorti.

Ni grande, ni petite.

Ni grosse, ni maigre.

D’ailleurs, y avait-il un corps caché sous ces vêtements amples et informes ?

La seule chose qu’il distinguait nettement – et ce détail lui semblait plus étrange encore –, c’était la musique qui sortait de ses écouteurs. Une musique d'un autre âge, dont on se demandait comment elle avait pu s'égarer sur la playlist d'une adolescente complexée. Aucun des passagers ne semblait troublé par les notes éthérées de cette symphonie. Soit tout le monde à part lui s’en fichait, soit il était le seul à les percevoir, à y prêter une oreille attentive. Peut-être cette mélodie incongrue ne se jouait-elle que dans sa tête ?

Non, il n’était pas fou, et il n'entendait pas de voix. C’était bien de ce casque que sortaient les chœurs assourdis d'Alexander Sherementiev. « Nine sili nebesniye »... « Maintenant les puissances du ciel... ».

Mais au fait, comment pouvait-il connaître le titre de ce standard de la musique orthodoxe russe qu’il n’avait jamais entendu de sa vie ? Sa culture musicale, c'était plutôt le punk rock et la new wave, pas la musique classique, encore moins les chants religieux. Il lui avait pourtant suffi d'une simple mesure pour reconnaître le morceau, pour que ses diverses composantes s'inscrivent comme un flash dans son cerveau. Une sensation incompréhensible et grisante de déjà-vu. Et un mystère de plus dans cette journée qui ne prenait décidément pas un tour ordinaire depuis qu'il avait enfilé son jean et sa paire de Dr. Martens le matin même, émergeant d'un matelas posé sur le sol, dans le salon exigu de ce type un peu louche mais néanmoins sympathique qu'il avait rencontré la veille dans un bar et qui lui avait proposé de le loger pour la nuit.

Il ne savait pas trop pourquoi il avait atterri à Aix-en-Provence. La proximité sans doute. Depuis que sa mère était morte, il ne pouvait plus supporter de rester à Montpellier, dans cet appartement où il n'avait pas pu empêcher le pire. Il avait passé quelques temps dans les environs de Marseille, au sein d'une bande de paumés qui passaient la plupart de leurs nuits à dépouiller les plus belles villas de la Côte Bleue de leurs bibelots précieux, par désœuvrement plus que par nécessité. Mais après un sévère dérapage lors du cambriolage d'une propriété surplombant les Calanques, il lui avait fallu déguerpir vite fait. Coups et blessures sur le propriétaire des lieux, qui avait eu la mauvaise idée de rentrer plus tôt que prévu. Il risquait gros s'il se faisait prendre. Il ne savait pas ce qui lui était passé par la tête au moment où il lui avait fracassé le crâne avec un vase chinois qui ne s'était même pas brisé sous la violence du choc. Un besoin irrépressible et compulsif. Lorsqu'il avait fourré la pièce de collection dans son sac à dos, seules quelques traces de sang en altéraient la peinture. Elles semblaient sortir de la gueule du dragon cyan qui épousait les rondeurs de la céramique. Même s'il savait que l'homme n'était pas mort, il lui faudrait faire profil bas quelques temps avant de pouvoir refourguer l'antiquité à un receleur peu scrupuleux. Ces pulsions, il les avait toujours éprouvées dans sa chair. Mais il les contrôlait de moins en moins. Ça aussi, il le sentait, sans pour autant le comprendre. Il ne savait pas davantage pour quelle raison il avait pris ce bus, dont il ne connaissait ni les arrêts, ni la destination.

Il se laissa bercer, les yeux mi-clos, par les notes de la mélodie polyphonique dont il devinait chaque accord, chaque variation, chaque amplitude, sans jamais l'avoir écoutée. Laissant son esprit quitter son corps, il se trouva tout à coup immergé dans l'immensité bleue de l'océan. Il flottait dans les abysses d'un monde englouti par les eaux. Des partitions et instruments de musique flottaient tout autour de lui, laissant dans leur sillage un concerto de bulles tourbillonnantes.

Il croisa un piano, un trombone, un violoncelle.

Puis il aperçut au loin les mouvements d'une toison blonde moirée de pourpre, dont les filaments serpentaient comme les tentacules d'une méduse. Une ondine à la robe d'écailles et aux yeux cobalt fendit l'écume, jusqu'à s'approcher tout près de son visage. Elle colla ses lèvres humides et salées contre les siennes, puis entrelaça son corps de ses bras, avant de lui indiquer de son doigt translucide le chemin à suivre dans ce dédale aquatique. Il était comme hypnotisé par cette créature née des flots, au regard transparent et à la chevelure de flamme. Allait-elle l'entraîner vers les profondeurs inconnues d'un abîme où aucun humain ne s'était encore aventuré, dans des gouffres anciens et obscurs dont ils ne remonteraient plus jamais ? La porcelaine émaillée de son visage était d'une finesse qu'il n'avait jamais observée que dans la peinture. Son corps de chimère amphibie avait la souplesse de l'herbe sous-marine. Il aurait pu la suivre n'importe où.

— Chouettes tes écouteurs... ça coûte une blinde ça, non ? Tu me les prêtes ?

La question triviale le tira de sa fugue érotique en eaux troubles. Deux grands gaillards engoncés dans leurs blousons venaient de s'asseoir en face de la jeune fille au profil caché. L'un d'eux, coiffé d'une coupe au bol version rasta, semblait en admiration devant sa propre paire de baskets fluorescentes. Sans doute l'esthète du duo. L'autre, à la virilité plus rudimentaire, avait le crâne rasé, et une ancre de marine tatouée dans le cou. Les deux trépanés semblaient avoir envie d'en découdre.

— Tu réponds pas ? T'es muette ou quoi ? Ou alors c'est juste que tu fais ta duchesse... Vas-y, man, t'as vu, c'est la reine d'Angleterre ! Et on peut voir sa tronche, à la reine ?

Le faux jamaïcain à la coiffure expérimentale commençait à soulever le voile de cheveux de la gamine terrorisée quand le rêveur, complètement réveillé désormais, le saisit par le bras avec fermeté. Sa carrure n'était pas très imposante, sa silhouette d'une élégance élancée, d'une androgynie discrète, mais ses muscles étaient secs et affûtés, et la pression qu'il exerça sur le bras de son adversaire déstabilisa l'assurance de ce dernier, qui se replia sur son siège.

— C'est bon, fous-lui la paix.

— C'est quoi l'histoire ? C'est ta frangine ou ta copine ? Faudrait lui dire de se coiffer le matin ! T'es le chevalier blanc, toi, c'est ça ?

— Laisse-la tranquille, c'est tout. Fais pas chier.

— Non mais, t'es qui, toi, pour me parler comme ça ?

La racaille faisait de grands moulinets avec les mains, avançant sa tête vers celle du jeune homme puis la reculant alternativement. On aurait dit un paon en pleine parade. Il n'avait aucune plume à faire résonner mais ses cheveux étaient comme dressés sur sa tête sous l'effet d'une colère dont il ignorait lui-même la cause. En dépit de sa posture caricaturale, il avait l'avantage d'être bâti comme un gladiateur. Les choses s'annonçaient mal.

Le jeune homme se leva pour se déplacer à l'avant du bus, dans l'idée d'attirer les deux idiots dépareillés. Ainsi détournerait-il leur attention de la secrète voyageuse aux cheveux de jais et au casque de lumière. Comme il s'y attendait, ils se levèrent dans un étonnant synchronisme et le suivirent. Le premier se plaça dans son dos, et l'autre lui fit face, faisant de son corps un rempart de muscles et de chair pour l'empêcher d'avancer. Ils arboraient un air de provocation ostensible, leurs figures déformées par des rictus et autres gloussements où l'on sentait poindre la haine et la frustration. Il respirait leur haleine guerrière et la sueur de leurs aisselles. Il en avait vu d'autres. Mais il n'avait pas envie de s'éterniser pour autant. Lorsque l'un d'eux se déplaça légèrement pour glisser quelques mots à l'oreille de son acolyte, il en profita pour se libérer de leur siège offensif et se faufila vers l'une des sorties. Les portes allaient s'ouvrir sur un arrêt, c'était le moment de leur fausser compagnie. Alors qu'il allait descendre, celui qui avait une ancre tatouée dans le cou l'attrapa par le col de son blouson, le forçant à faire volte-face, et sans qu'il soit en mesure de parer l'attaque, lui asséna un violent coup de poing sur le nez. Celui-ci fut suffisamment appuyé pour le faire dégringoler du marchepied et tomber sur la jeune fille qui allait monter dans le bus à l'ouverture automatique des battants.

Il reconnut la soie d'un chemisier au moment où il s'effondra dans les bras de l'inconnue. Lorsqu'il reprit conscience, il sentit d'abord le goût métallique du sang chaud qui avait coulé de ses narines jusqu'à sa bouche, séchant déjà par endroits. Puis il plongea dans les yeux clairs d'un ange aux contours étincelants comme les lignes d'un cristal de neige. Ses longs cheveux bouclés étaient d'un incroyable blond lustré de reflets roux. La nuance exacte de ceux de Simonetta Vespucci, beauté florentine qui avait inspiré à Botticelli sa Naissance de Vénus. L'ange marin ressemblait surtout trait pour trait à l'ondine de son rêve. Et les chœurs transsibériens de Sherementiev s'élevèrent à nouveau dans son âme.


VIRGINIE GOSSART


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