Un triangle presque parfait
«Lorsque l’inspecteur Ewan arriva sur les lieux de ce qui s’annonçait déjà comme une enquête tortueuse, il mit quinze bonnes minutes à se frayer un chemin à travers l’essaim qui s’était formé près d’un véhicule abandonné, repéré par les habitants d’une des rues les plus cosmopolites du quartier Barbès. Arrivé dans la zone délimitée comme scène de crime, non sans quelques bousculades exaspérées et présentations de sa carte professionnelle, il s’arrêta net devant l’inconcevable : une voiture rouge à la carrosserie parfaitement intacte, mais dont l’habitacle était partout fondu et boursouflé. Le volant, les éléments du tableau de bord, le frein à main, la boîte à gant, les fauteuils, les plastiques intérieurs : tout s’était liquéfié comme sous l’effet d’une chaleur intense et formait un amalgame pâteux de matière aux couleurs indécises. Les vitres semblaient avoir implosé et des débris de verre jonchaient le sol, témoins d'un embrasement sans doute spectaculaire ; à l’intérieur, le corps sans vie d’une jeune femme nue. Elle était comme recouverte d’une couche de suie verdâtre. […] Ainsi vêtue de cette surprenante armure en feuilles de métal brûlé, elle ressemblait à une guerrière des temps modernes, mi-femme, mi-sirène à écailles. Ce qui subsistait d’elle témoignait encore, malgré l’horreur du contexte, d’une indéniable beauté. La silhouette était fine, presque virginale. La tête légèrement inclinée sur le côté gauche. L’inspecteur s’approcha des deux fentes charbonneuses qui donnaient au visage une expression curieusement sereine, comme apaisée. Il remarqua au creux de son épaule une étrange blessure que les cloques n’avaient pas complètement effacée. On aurait dit la morsure d’un animal. Il retrouva la même trace à la naissance de sa cuisse.»