Pour les lecteurs et lectrices de Like, mon nouveau roman paru chez Alter Real, voici un chapitre inédit, ou plutôt un appendice caché, qui donne un nouvel éclairage sur les événements racontés dans le livre. Bonne lecture ! N'hésitez pas à me faire un retour, et à remplir le formulaire de contact ! Merci de votre confiance.
Virginie Gossart
Appendice 2
Extrait du Magazine Littéraire n° 718, dossier spécial paru en octobre 2050
« Moi et mes autres : Le motif du doppelgänger dans l'œuvre de Vera Novak »
Comme l’ont souligné plusieurs théoriciens de la littérature avant nous, l’œuvre de Vera Novak résiste à l’exégèse, tant y règnent fausses pistes et mystifications en tout genre. Ces chausse-trappes, bien souvent tendues par l’écrivaine elle-même, dans un processus dont on ne sait s’il fut toujours pleinement conscient, pourraient conduire la recherche universitaire à des erreurs d’interprétation.
Si on lit ses œuvres sans en percevoir les différents niveaux de signification, le style de Novak pourrait donner l’impression d’une forme de confusion, voire d’approximation. Or, rien n’est moins étranger à sa stratégie d’écriture.
Dans la monographie qu’il lui consacre, Halldór Kormákur rappelle l’anecdote bien connue de cette obscure éditrice vosgienne au langage très grossier, qui avait refusé le manuscrit du premier roman de Novak, et avoué avoir abandonné la lecture au bout d’une heure. Elle mettait en avant l’impossibilité de suivre le fil de l’histoire pour en conclure qu’il n’y en avait sans doute aucune. Elle avait été manifestement dépassée par la polyphonie narrative, les analepses et prolepses – de nos jours plus communément désignées par les termes cinématographiques de « flashback » et « flash forward », ainsi que par certains passages énigmatiques, qui constituaient déjà la marque du style si particulier de l’écrivaine.
On le sait aujourd’hui, rien n’a été laissé au hasard dans la structuration de sa trilogie. On décèle en effet dans chaque partie, après une analyse plus approfondie des multiples connotations qui s’y cachent, une implacable cohérence. Implacable, car l’autrice y flirte sans cesse avec les limites de la rationalité, au risque d’une dissolution du moi, d’un dédoublement propre à la folie.
La réécriture complète des trois volumes de la série de romans consacrés à l’héroïne finalement renommée Maya prit à Novak un peu plus de dix ans. Ce nouveau nom fait référence au « voile de Mâyâ », voile des illusions qui couvre et découvre la vérité de l’être dans l’hindouisme, et que Lacan connecte à la pulsion de mort présente en chacun de nous. Mais derrière ce personnage se cache peut-être une femme réelle du nom de Jennifer Capel, parfois aussi présentée sous celui de Jennifer Lyssa. Durant ces années, Vera Novak ne fréquenta que très peu de monde, ne noua de relations avec personne, que ces liens soient sentimentaux ou amicaux. Cloîtrée dans son appartement, elle y vécut une existence que l’on pourrait qualifier de monacale, dans une méfiance digne des plus célèbres paranoïaques.
Seule œuvre purement fictionnelle de Novak, le troisième opus de sa trilogie marque chez elle le début d’un renouveau dans son écriture, et lui permet de boucler un cycle tout en accomplissant la mise à mort symbolique de celles et ceux qui lui avaient fait tant de tort lors de la publication du second volume. Désireuse de donner une vision totale et objective de l’incroyable manipulation dont elle fut la victime plus ou moins consentante, Novak fit de la polyphonie et des changements de cap narratifs sa marque de fabrique.
Dans sa monographie, Halldór Kormákur, après avoir exhumé le giron littéraire dans la lignée duquel s’inscrit l’écrivaine, ose une curieuse analogie avec Marguerite Duras, plus précisément avec celle du Ravissement de Lol V. Stein. Tandis que l’héroïne du roman de Duras laisse son futur époux se faire en quelque sorte enlever sous ses propres yeux par une autre sans pouvoir réagir, dans une forme de sidération inexplicable, celle de la trilogie de Novak se voit dépossédée de ses œuvres sans la moindre velléité de résistance, dans un état d’emprise vertigineux que l’on ressent à la lecture de chaque page. Cette dépossession est sans doute l’une des conséquences de ses relations troubles avec autrui, prise dans un aller-retour constant entre un besoin de reconnaissance qui confine à l’aliénation, et un rejet du genre humain dans son ensemble.
De plus, les travaux de Kormákur ont eu le mérite de mettre en exergue le motif du doppelgänger dans l’œuvre de la romancière. Rappelons en termes simples le sens de ce terme allemand, qui signifie « sosie » et désigne dans les mythes nordiques une copie, un double ou un jumeau, une version alternative, maléfique le plus souvent. Cette créature, qui peut prendre une forme humaine, apparaît dans la littérature pour symboliser la dualité de tout individu, mais aussi pour incarner la folie du sujet qui se scinde en deux forces antagonistes. Ce motif est très présent dans la littérature et le cinéma fantastiques, de Stevenson à Poe, en passant par Maupassant et Kurosawa.
Novak s’inscrit bien sûr dans cette tradition, comme en témoignent les nombreuses références qui parsèment son œuvre. Mais elle réactualise ce motif en le reliant à des thématiques contemporaines, comme les réseaux sociaux ou la surveillance généralisée, et brouille encore un peu plus la frontière entre réalité et fiction lorsqu’elle s’invente des doubles de papier dont on ignore s’ils ont une existence réelle ou s’ils ne sont que les fruits de son imagination. À ce jour, nous ne disposons plus des archives qui pourraient confirmer l’état civil de Jennifer Capel. Un incendie qui a ravagé la fondation dédiée à l’œuvre de Vera Novak en 2035 a fait disparaître ces informations. Et toutes les traces numériques liées à cette affaire ont elles aussi été mystérieusement effacées.
La théorie du double comme possible incarnation de la bipolarité ou de la schizophrénie de l'auteur ne fait plus aucun doute chez les historiens de la littérature. Personne n’ignore désormais l’internement psychiatrique subi par Novak durant son enfance à la suite de terreurs nocturnes spectaculaires et de crises d’angoisse que ses propres parents ne parvenaient plus à contenir. On peut donc avancer l’hypothèse selon laquelle Novak, comme le fit Fernando Pessoa en son temps, aurait inventé plusieurs hétéronymes qui ne seraient rien d’autre que des avatars littéraires, incarnations fictionnelles de son moi multiple. Des persona qui n’auraient d’existence que sur le papier et lui permettraient d’appréhender son identité complexe sans sombrer dans la psychose. Elles pendraient la forme de « créatures créatrices », pour reprendre l’expression de l'écrivain portugais, à savoir des créatures de fiction qui produisent de la fiction, voire du réel. Si l’on poursuit cette analogie avec Pessoa, on peut se demander si Novak n’avait pas créé de toute pièce un fabuleux mensonge lorsqu’elle prétendit s’être fait dérober son roman à deux reprises. Elle serait dans ce cas à l’origine d’un gigantesque et brillant canular où vérité et illusion ne seraient plus discernables pour quiconque. On peut s’appuyer, pour étayer cette thèse, sur l’incroyable succès de scandale qu’a connu son œuvre après l’accusation de plagiat dont elle a été la victime, et qui a, contre toute attente, transformé ses trois romans en une œuvre culte pour la génération qui l’a suivie.
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